Vers la consécration de la neutralité du net : CJUE, 15 septembre 2020 Telenor Magyarország Zrt c/ Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság Elnöke (C‑807/18 et C‑39/19)

Elle est très souvent rappelée, débattue ou encore contestée.

Mais que revêt réellement la notion de « neutralité du net » ?

Il convient de rappeler que cette notion relève à la base d’un concept créé par le Professeur de droit Américain, Thimothy Wu, qui a progressivement franchi l’atlantique pour inspirer les consciences européennes lors de l’élaboration du « Troisième paquet Télécoms ».

L’origine d’un tel concept est de promouvoir la régulation des services de communication électroniques et d’assurer à chaque internaute un accès équitable et égalitaire au bien commun qu’est le réseau internet.

Ainsi et à l’instar, de toute infrastructure particulièrement nécessaire à notre temps, Internet se veut collectif et doit en conséquence fonctionner au bénéfice de la collectivité avec le concours de la puissance publique[1] (préconisation de Monsieur Jean-Ludovic Silicani, Ancien Président de l’ARCEP).

En pratique, un tel principe a pour effet de limiter les prérogatives des opérateurs, éventuellement tentés de réguler le trafic en fonction du prix payé par leurs abonnés.

C’est d’ailleurs en ce sens que le Considérant 1er du Règlement communautaire n°2015/2120 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 25 novembre 2015, vise à définir son objet et son but :

« Le présent Règlement vise à établir des règles communes destinées à garantir un traitement égal et non discrimi­natoire du trafic dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet et les droits correspondants des utilisateurs finals. Il vise à protéger les utilisateurs finals et à garantir, en même temps, la continuité du fonction­ nement de l’écosystème de l’internet en tant que moteur de l’innovation. Des réformes dans le domaine de l’itinérance devraient inspirer confiance aux utilisateurs finals pour qu’ils restent connectés lors de leurs déplace­ments au sein de l’Union et, à terme, jouer un rôle de catalyseur dans la convergence des prix et d’autres conditions dans l’Union ».

Un tel principe requiert donc que les opérateurs évitent de filtrer ou bloquer un accès aux données qu’ils mettent à la disposition des internautes.

La Cour de Justice de l’Union Européenne est venue le rappeler récemment dans un arrêt du 15 décembre dernier Telenor Magyarország Zrt c/ Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság Elnöke C‑807/18 et C‑39/19.

En l’espèce, une société Hongroise dénommée Télénor, proposait à sa clientèle deux offres spécifiques ayant pour objet un décompte particulier du trafic de données généré par l’usage d’applications qu’elle mettait à la disposition de ses utilisateurs.

Ainsi, les internautes se voyaient attribuer un volume de données qui, même lorsque celui était épuisé, leur permettait d’utiliser encore certains de ces services quand d’autres étaient considérablement ralentis ou bloqués, du fait de l’épuisement du stock de données dévolues.Par ailleurs, une fois le volume épuisé, les clients pouvaient tout de même continuer à utiliser ces services spécifiques sans aucune restriction. En parallèle, des mesures de blocage ou de ralentissement étaient appliquées aux autres applications disponibles.

C’est dans ces conditions que l’autorité hongroise, en charge des communications, a constaté que de telles offres entraient en contradiction avec les dispositions du règlement européen 2015/2120 et plus spécifiquement au regard de son article 3 paragraphe 3 disposant que :

« Dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet, les fournisseurs de services d’accès à l’internet traitent tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés »

Ainsi, le défaut de respect de l’obligation générale de traitement égale et non discriminatoire du trafic ainsi posée légitimait la cessation de telles offres par la société Telenor.

Celle-ci a contesté la décision, tant devant le Tribunal de grande instance que devant la Cour d’appel de Budapest, contraignant cette dernière a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union Européenne, quant à l’interprétation et l’application de l’article 3 du Règlement, au regard des restrictions mises en place « par des accords ou des pratiques commerciales » limitant les droits des utilisateurs.

Ainsi, la Cour devait s’interroger sur le point de savoir si une offre d’accès illimitée pour certains services, et restrictif pour d’autre au-delà d’un volume précis de données, pouvait constituer une atteinte manifeste aux droits des utilisateurs au sens de l’article 3 paragraphe 2 du règlement 2015/2120 ?

La réponse, bien que positive, est donnée comme à son habitude, en fonction des circonstances de l’espèce.

La Cour juge en effet que la limitation des services par le fournisseur d’accès n’est pas justifiée au regard des dispositions du règlement communautaire et ce quand, bien même celle-ci serait fondée sur un motif commercial (ii)

(i). Sur le caractère infondé de la limitation des services

Ainsi, et après avoir interprété l’article 3 paragraphe 2 du règlement, la Cour de justice rappelle que ces dispositions impliquent que les droits des utilisateurs d’un accès internet soient exercés sans que celui-ci ne puisse limiter leurs droits.

C’est d’ailleurs à l’aune de ce principe, que les services d’un fournisseur d’accès à internet « doivent être évalués (…) par les autorités règlementaires nationales et sous le contrôle des juridictions nationales compétentes ».

Dans un second temps, la Cour de Justice aime à rappeler qu’une telle exigence doit également s’apprécier au regard des «  accords conclus par ce fournisseur avec les utilisateurs finaux » mais également au regard des « pratiques commerciales mises en œuvre par ledit fournisseur ».

En effet, si le règlement  2015/2120 autorise  les Fournisseurs à limiter le droit d’accès des utilisateurs à leur services, cette prérogative n’est octroyée que par l’emploi de mesures « raisonnables de gestion du trafic ».

De telles mesures doivent donc être fondées sur la transparence, la proportionnalité ainsi que sur le principe de non-discrimination.

Ces conditions impliquent que la restriction imposée par le Fournisseur d’accès ne peut en aucun cas être fondée sur des considérations d’ordre commercial mais « sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic »

Or, le fait que la limitation en cause soit justifiée par le caractère commercial de ces offres groupées contribue à « amplifier l’utilisation des applications et des services » illimitée et à « raréfier l’utilisation d’autres applications et des autres services disponibles »  dès lors que le fournisseur va rendre leur accès plus difficile.

Par ailleurs, la Cour relève que plus le nombre de clients souscrivant de telles offres est important, plus l’incidence de celles-ci est susceptible de limiter les droits des utilisateurs et à porter atteinte à « l’essence même de [leurs] droits ».

(ii). L’indifférence de l’incidence commerciale liée à la limitation de l’accès

S’agissant de l’interprétation de l’article 3, paragraphe 3 du Règlement UE, la CJUE rappelle qu’il importe peu que les mesures de blocages soient en l’état justifiées par un but commercial dès lors que l’article précité ne prévoit aucune évaluation de leur incidence.

Ce faisant aucune évaluation  des mesures de blocage  n’est requise pour constater une incompatibilité entre une offre d’accès à Internet et les impératifs liés à la neutralité du net.

Cette analyse permettait ainsi de répondre à l’argument de la société TELENOR, laquelle estimait que les offres en cause étaient consenties par les clients, de sorte qu’ils ne pouvaient relever de l’article 3 paragraphe 3 du règlement visant les mesures de gestion de trafic.

Il ressort de l’analyse de la Cour que les mesures de blocage relèvent des services directement désignés par le paragraphe 3 du Règlement, et ce, indépendamment de leur nature pouvant résulte d’une pratique commerciale ou d’une mesure technique.

L’on comprend donc que la Cour de Justice a entendu consacrer le principe de neutralité du net et rappeler qu’un fournisseur d’accès ne doit pas, sur la base soit d’un prix payé, ou d’une offre spécifique, privilégier ou restreindre un flux de données.

Une telle décision peut donc aisément se comprendre afin d’éviter de favoriser la création d’un Internet à géométrie variable.

Le principe de neutralité commande en effet que le fournisseur d’accès ne puisse pas restreindre l’accès à Internet ni même en diminuer sa qualité, sur la base de critères a priori discriminants.`

Pour autant, et en l’espèce, ne peut-on pas voir dans cette décision un impact négatif pour le consommateur, qui ne dispose désormais plus d’une offre pouvant convenir à ses intérêts ?

En effet, et si la Cour de Justice a consacré un principe visant à renforcer une égalité de traitement des utilisateurs d’Internet, elle peut également sacrifier sur l’autel de cette égalité les intérêts des consommateurs, également amenés à profiter d’offres, qu’ils pourraient juger avantageuses.

[1] préconisation de Monsieur Jean-Ludovic Silicani, Ancien Président de l’ARCEP

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